Témoin oculaire des mutations sociopolitiques et médiatique, Kamila Oulebsir-Oukil est docteure en sciences du langage et enseignante-chercheuse à l’ENS-Bouzareah-Alger. Auteure de plusieurs publications et articles relevant de l’analyse du discours de la sémantique discursive. Parmi ses livres, l’on note : Coordination du numéro 54 de Cahiers de linguistique. Discours et Dénominations, édition : L’Harmattan. Juin 2020. Reprise et circulation des slogans dans les chansons contestataires », Revue algérienne des lettres. Juillet 2023 : « Nous sommes amazighes » : le parcours d’un syntagme entre marqueur identitaire et revendication sociopolitique. Décembre 2023 : « La formule « ʿiṣāba » dans le Hirak algérien : entre flou référentiel et emploi paradoxal .». Mme Kamilia Oulbsir Oukil, a bien voulu répondre à quelques questions de d’actualités et de grandes importances, afin d’éclairer les lecteurs et lectrices et en particulier, les étudiants et tous les adeptes de cette discipline scientifique de grande importance.
ALGERIE62 : Peut-on revenir sur la naissance de votre livre qui porte sur le discours médiatico-politique ?
KAMILA OULBSIR OUKIL : Mon livre est tiré d’une recherche menée dans le cadre de ma thèse de doctorat en sciences du langage soutenue à l’université Alger 2 en 2017 avec une actualisation des références et des discours analysés. Dans cet ouvrage, je traite de la circulation du vocable Algérie, tel qu’il est inséré dans des expressions figées et souvent polémiques et reposant sur des considérations idéologiques et socio-politiques diverses. Ces unités sont considérées dans les théories du discours, notamment en analyse du discours, comme des « formules » définies par la linguiste Alice Krieg-Planque qui a problématisé cette notion dans le contexte français à partir des années 2000. La formule est un syntagme figé, relayé par les discours et possède un référent instable pour les locuteurs et est porteur de polémique. Le but de cette étude est d’observer le fonctionnement formulaire des syntagmes que j’ai choisis et de dégager la signification de ce toponyme dans des discours médiatiques et/ou politiques ou plus simplement des discours relavant de la sphère médiatique et des discours transmettant des contenus politiques dans le contexte algérien. Il s’agit d’un essai pour montrer comment le discours est une porte d’entrée pour l’étude de divers phénomènes : les dénominations, la construction du sens, la mise en relief du contexte de production, l’image construite des hommes politiques…les phénomènes liés au fonctionnement linguistique des unités (le lexique, les opérations morphosyntaxiques…).
Lorsque l’on parle de politique, on pense directement aux partis politiques ou au discours politique officiel. Peut-on avoir justement une analyse politique du point de vue scientifique ?
Je reprends une interrogation chère aux spécialistes de ce discours : qu’est ce qui est politique et qu’est-ce qui ne l’est pas. Il faut savoir que le travail se fait en respectant les contraintes de chaque genre : le discours de la propagande politique est différent de la parole politique relayée par les réseaux sociaux ou encore celle transmise par les discours officiels oraux, écrits, sollicités…De plus, le discours politique est un triadique entre instance politique/instance citoyenne et la parole politique inscrite dans une pratique sociale et médiatique. Etudier les discours produits par des hommes politiques, ceux des partis politiques ou encore ceux des mobilisations collectives, nous oblige à nous intéresser à la dimension langagière et donc à tirer des paradigmes de scientificité de ces productions. Les recherches en science politique recourent à des méthodes/théories/approches/enquêtes relevant des sciences du langage et de la communication d’une manière générale. C’est dans ce sens que nous pouvons proposer d’étudier les phénomènes énonciatifs, pragmatiques, argumentatifs, rhétoriques, sémiologiques, etc. Pour dégager les stratégies déployées par l’instance politique, les rouages de la persuasion politique, l’image construite dans le discours l’ethos en lien avec l’image réelle de celui qui parle… à travers quelques paramètres comme la situation de communication, la personnalité de l’orateur, l’auditoire, etc. Dans le sens contraire, les phénomènes langagiers sont liés aux déterminations politiques, aux contenus et aux conditions de production de ces discours et sont marqués par la position des acteurs politiques.
Peut-on comprendre justement le pourquoi de la démission des citoyens du champ politique au point de se concentrer beaucoup plus sur la société civile, les médias pour passer le message politique ?
En lien avec mes travaux de recherche, je peux dire que le discours politique a constitué les premiers corpus du domaine de l’analyse du discours en France dans les années 1960. Ces discours politiques ont été produits dans des sociétés essentiellement dominées par l’écrit et actuellement, ce n’est plus le cas avec les moyens et les formes d’expression numériques, notamment. De plus, le politique est « médié » par les moyens de communication qui retravaillent les paramètres impliqués dans sa définition : il est pris dans le réseau des autres discours circulant dans un espace social, il s’exerce dans une communauté donnée en se référant à ses composantes linguistique, culturelle, politique… Les médias ont un rôle important dans le discours politique : ils influencent l’opinion des citoyens, les stratégies de communication des politiciens et sémiotisent les contenus et sont le terrain de la construction du sens de ces paroles. Les conclusions que j’ai tirées de mes analyses sur le discours médiatique confirment que les unités qui sont employées, introduites et commentées par les instances médiatiques ont un pouvoir de montrer la pensée d’une époque et de renseigner sur la position/positionnement, l’idéologie des instances politiques ou des partis politiques. Les syntagmes Algérie démocratique, printemps algérien, nouvelle Algérie, permettent d’assurer le passage du socio-politique vers le discursif et sont des dénominateurs d’une société à un moment de son évolution. L’intérêt scientifique de ma réflexion proposée sur le discours médiatique, le discours politique et le rôle des médias dans le façonnage du discours médiatico-politique est d’étudier une catégorie de l’analyse du discours capable de nous apprendre à manier les discours et de faire ressortir les questionnements soulevés par ces derniers. Les formules analysées traduisent les heurts et les sens équivoques d’une Algérie à travers ses époques et ses contextes de crise.
Qu’en est-il de votre analyse sur l’évolution de la situation de la femme algérienne dans le monde du travail, estudiantin et sociétal en générale ?
J’écris pour traduire mon engagement en tant que femme et en tant que chercheure en sciences humaines et sociales, pour parler de mon pays, pour faire connaitre nos discours et nos pratiques sociales, médiatiques et politiques. Je défends une analyse du discours algérienne pour transmettre un savoir à nos jeunes étudiants et doctorants mais aussi une façon d’appréhender ces discours et de les interpréter. Mes travaux s’inscrivent dans une linguistique des discours et prennent les discours comme point de départ et d’arrivée afin de déceler les caractéristiques qui y sont inhérentes. J’ai dédié le livre à mon pays l’Algérie, dans lequel et à travers lequel nous nous définissons et définissons nos positions, chacun dans son domaine et avec les armes qu’il possède.
Entretien réalisé par Amar CHEKAR