Lecture de l’œuvre de Mehdi Djelil en hommage à Abdelhamid Benzine. Mehdi Djelil, connu sous le nom d’artiste Bardi, en 2009, l’artiste algérien réalise une œuvre marquante à l’occasion d’un hommage rendu à Abdelhamid Benzine, journaliste, écrivain et figure emblématique de l’intelligentsia algérienne, disparu en 2003. Cette création plastique, présentée dans le cadre d’une exposition intitulée Le Roi philosophe, se revendique comme une interprétation visuelle du livre Le Camp de Benzine, œuvre sans titre en technique mixte, acrylique, fusain et gouache sur papier, issue de la collection du Musée public national d’art moderne et contemporain d’Alger. En s’appropriant cette référence littéraire, Djelil inscrit son travail dans une filiation de la pensée critique et de l’engagement politique, et propose une réflexion esthétique sur la mémoire et l’héritage intellectuel.
L’élément central de l’œuvre – une chaise élancée – se dresse comme un monument silencieux à la mémoire de Benzine. Cette chaise, selon l’interprétation de l’artiste, symbolise la stature intellectuelle de l’écrivain : son élévation morale, son engagement inébranlable, sa place dans la conscience collective algérienne. Toutefois, cette chaise demeure vide. Ce vide devient signifiant : il figure l’absence irréparable de l’intellectuel, tout en matérialisant ce que Roland Barthes, dans La Chambre claire 1980, qualifiait de « ça-a-été » une présence passée qui persiste par le souvenir, mais dont l’irréversibilité souligne la perte.
Cette vacance renvoie également à ce que Jacques Derrida appelait la trace : une forme résiduelle de présence dans l’absence, qui ouvre un espace pour la mémoire et pour la pensée. La chaise vide devient dès lors un lieu symbolique de la transmission, un appel à occuper ce vide, non pour le combler, mais pour prolonger ce qu’il signifie.
Non loin de la chaise, une figure allégorique en forme de canidéen rouge écarlate veille sur elle. Par cette présence sarcastique et protectrice, Djelil introduit une dimension symbolique : celle du gardien de la mémoire et du guide des héritiers de la pensée critique de Benzine.
Malgré l’absence irrévocable causée par la mort, l’œuvre ne se referme pas sur une note tragique. Un horizon lumineux, à l’arrière-plan, ouvre la composition sur une promesse : celle d’une relève possible. Ce fond clair introduit une tension narrative entre le deuil et l’espérance. Il invite à dépasser la douleur de la perte pour envisager la continuité de la pensée critique à travers les générations futures.
Dans une perspective proche de celle de Walter Benjamin dans Sur le concept d’histoire 1940, Mehdi Djelil semble suggérer que l’acte de mémoire n’est pas un regard nostalgique vers le passé, mais une force active tournée vers l’avenir. L’histoire des vaincus – comme celle de Benzine – devient un moteur de transformation. L’œuvre devient ainsi un lieu de mémoire (au sens de Pierre Nora), mais aussi un lieu de mobilisation intellectuelle.
Par cette œuvre-hommage, Mehdi Djelil propose bien plus qu’un simple acte commémoratif : il construit un espace de réflexion sur le rôle de l’intellectuel, et sur la nécessité de la transmission. Son œuvre s’inscrit dans une tradition de l’art engagé, où la mémoire individuelle rejoint l’histoire collective, et où l’esthétique devient un vecteur de résistance et de renouvellement.
Contribtion de Mme Boudedja Kahina,
Conservatrice du Patrimoine au Musée public national d’art moderne et contemporain d’Alger.

