Par Mohamed Said Boussadia
Ce livre est né d’une remarque formulée par un lecteur à propos de mon ouvrage intitulé « L’endiguement de l’islam politique par le pouvoir : l’expérience algérienne ». Celui-ci avait souligné l’absence de l’approche arkounienne dans mon analyse de l’échec de l’islam politique en Algérie. Cette observation m’a conduit à revisiter la pensée de Mohammed Arkoun à partir de cette problématique, d’autant plus que ce dernier n’a jamais abordé le phénomène sous un angle strictement politique, mais à travers une lecture historico-épistémologique inscrite dans le cadre plus largede son vaste projet de critique de la raison islamique. Cette précision explique ainsi l’absence de l’approche arkounienne dans l’ouvrage précédemment mentionné.
Ce travail vise ainsi à combler une lacune dans la recherche en réunissant et en analysant les réflexions dispersées de Mohamed Arkoun sur le phénomène islamiste, un sujet rarement exploré par les études académiques, bien qu’il soit présent –de manière fragmentaire- dans ses écrits et conférences. La plupart des chercheurs se sont davantage intéressés à des thématiques telles que la modernité, l’humanisme, l’herméneutique ou encore le rapport au texte et au patrimoine, sans pour autant examiner en profondeur son approche des mouvements islamistes. Les mutations profondes du monde musulman -la crise algérienne des années 1990 et les attentats du 11 septembre 2001- ont pourtant conduit Arkoun à considérer l’islamisme comme le symptôme d’une crise structurelle de la pensée islamique contemporaine, mais aussi comme l’expression de l’échec des idéologies nationales postcoloniales.
Dans le premierchapitre, Arkoun établit une distinction fondamentale entre l’Islam en tant que religion révélée et « l’islamisme », conçu comme construction idéologique et discours de contestation. Il considère l’islamisme comme l’expression d’une crise à la fois intellectuelle et politique. A travers une analyse linguistique et conceptuelle des termes « islamique », « islamiste », « fondamentaliste » et « fondamentaliste radical », Arkoun met en évidence la nécessité de dissocier la foi de son instrumentalisation politique. Pour lui, les mouvements islamistes relèvent avant tout d’une production médiatique et symbolique qui alimente l’imaginaire collectif, plutôt que d’une continuité authentique du message religieux.
Dans le deuxième chapitre, intitulé « Les causes de l’émergence de l’islam politique », Arkoun analyse ce phénomène comme le produit d’une interaction complexe entre facteurs internes et externes. Sur le plan interne, la faillite du modèle de l’« État-nation-parti », la montée du populisme et l’explosion démographique ont créé un terrain propice à la résurgence islamiste, perçue comme une alternative aux régimes nationalistes en crise. Sur le plan externe, les puissances coloniales, puis les États-Unis ont contribuéà renforcer ces dynamiques en soutenant des régimes autoritaires dépourvus de légitimité. Arkoun souligne également que Le phénomène trouve ses racines dans la sacralisation du passé et la mythification du patrimoine religieux qui entravent toute lecture critique et historique de la tradition.
Dans le troisième chapitre, Arkoun critique l’orientaliste, leur reprochant leur superficialité descriptive ainsi que leur incapacité à appréhender les dimensions historiques, psychologiques et sociales de l’islamisme. Il plaide pour un dépassement des « islamologies classiques » au profit des « islamologies appliquées », fondées sur la pluralité méthodologique et la transdisciplinarité. Arkoun dénonce également les biais cognitifs et la prétention universaliste de l’orientalisme, qui tend à réduire les mouvements islamistes à de manifestations de violence ou de fanatisme, sans en interroger les racines profondes ni les dynamiques internes.
Dans le quatrième chapitre, Arkoun répond aux orientaliste par une approche renouvelée , en proposant une lecture critique de l’islamisme fondée sur deux notions centrales: « l’imaginaire collectif » et le « triangle anthropologique (violence – sacré – vérité) ». Selon lui, les mouvements islamistes traduisent une instrumentalisation du sacré dans l’histoire, révélatrice des impasses du monde musulman moderne : crise du projet de modernisation, explosion démographique et rupture avec la pensée islamique classique. Loin de concevoir l’islam comme une singularité irréductible, Arkoun l’inscrit dans une perspective comparée des religions du Livre. Comprendre l’islamisme suppose ainsi de désacraliser les lectures idéologiques et de soumettre le discours religieux à une critique rationnelle fondée sur l’histoire et les sciences humaines.
Dans le cinquième chapitre, intitulé: « L’analyse du discours islamiste», Arkoun s’attache à dévoiler les structures linguistiques et symboliques qui sous-tendentle discours islamiste. Il examine les écrits de quatre figures emblématiques: Hassan al-Banna, représentant d’une religiosité populaire et conservatrice; Anwar al-Jundi , porte-voix d’un islam officiel défensif; « Ruhollah Khomeiny », théoricien de la wilayat al-faqih transformée en projet politique ; et « Abd al-Salam Faraj », auteur du concept du *jihad* comme « devoir négligé ». Malgré leurs différences doctrinales, ces discours partagent une même logique théologico-politique close, fondée sur la légitimation du pouvoir par le recours au sacré.
En conclusion, Arkoun conçoit l’islam politique comme un phénomène historique appelé à perdurer tant qu’un véritable affranchissement intellectuel et spirituel ne sera pas entrepris. Les politiques sécuritaires ou les stratégies d’endiguement ne sauraient en venir à bout. La solutionréside, selon lui, dans une réforme éducative et culturelle profonde, seule capable de promouvoir une raison exploratoire nouvelle, c’est à dire un esprit critique libéré des dualismes figés entre religieux et laïque, tradition et modernité.
L’avenir des mouvements islamistes dépendra ainsi de leur aptitude à se transformer en acteurs civiques au sein d’un État démocratique, ainsi que de la capacité des sociétés musulmanes à mener la bataille de la conscience plutôt que celle des slogans confessionnels. Dans cette perspective, le projet Arkounien demeure une voie féconde pour réconcilier le patrimoine intellectuel arabo-islamique vivant avec les acquis de la modernité universelle.
Mohamed Said Boussadia, énarque de formation, est écrivain et chercheur indépendant, spécialisé dans les questions constitutionnelles, parlementaire et en matière de contrôle institutionnel.Ses travaux portent égalementsur l’islam politique, engénéral, et sur l’islam politique algérien, en particulier.
Avant le présent ouvrage, il a publié quatre livres à savoir :
L’introduction à l’étude du droit de contrôle algérien ;
Le parcours des institutions parlementaires en Algérie ;
L’immuable et le variable dans les Constitution algériennes ;
L’endiguement de l’islam politique par le pouvoir : L’expérience algérienne.
M.B

